Oui, parfois y'a des jours où. Parfois.
Tu te demandes un peu à quoi tu peux bien être utile. Tu as vaguement l’impression d’être un caillou tombé du ciel, pour qui personne n’avait rien demandé. Que ta vie ne sert à rien, ne rime à rien, et n’aboutit pas à grand-chose jusqu’ici. Que les principes que l’on t’a inculqués, jusqu’à ce que tu finisses par les ériger en gouvernail de ta propre vie, ne t’apportent rien, n’apportent rien aux autres, car personne d’autre que toi n’en voit la raison d’être. Que presque personne, à part toi, et quelques rares autres, ne les suit. Mais tu persistes à les suivre, car ils ont au moins le mérite de t’avoir mené sur le bon chemin. Enfin, tu l’espères.
Tu te contentes de mener ta vie en fonction d’eux, et le reste, on verra bien. Mais tu te demandes quand même, là, tout au fond, à quoi aura servi cette discipline morale que tu t’imposes. Parce que parfois, quand même, tu ne peux pas t’empêcher de te dire que, par rapport à d’autres qui s’en balancent totalement de ces principes, et à qui tout réussit, t’as une vie un peu pourrie.
Et puis, comme ça, en passant entre les tables, par hasard,
tu entends une guide de 2e année parler à une autre, qui vient encore
une fois de casser méchamment une nouvelle de l’équipe.
« Mais arrête, ça se fait pas ! Tu crois que les chefs te parlent
comme ça, eux ?! »
Et là, tu penses pas à ta vie pourrie. Tu penses juste que
cette fille, t’as passé toute l’année précédente à l’engueuler à chaque fois qu’elle
parlait mal à quelqu’un, à chaque fois qu’elle sortait une insulte, à chaque
fois qu’elle dérapait, sans rien laisser passer. Que cette fille, que t’as pas lâchée une
seule fois, et qui se braquait à chaque fois, qui t’a fait penser que tu étais un
chef de merde, avec qui tu pensais que t’y arriverais jamais, que tu la butais
quoi que tu fasses, au lieu de la remettre dans le bon chemin… qu’elle a
finalement compris. Tu réalises qu’aujourd’hui, il y a au moins UNE guide dans
les vingt qui a compris l’exemple que tu t’es évertué à leur donner chaque jour,
par ton attitude. Qui a enfin intégré l’importance de ce putain de principe de
responsabilité pour que tout se passe bien.
Qui l’a compris, parce que c’est toi son chef.
Et là, tout d’un coup, tu n’échangerais plus ta place avec personne d’autre au
monde. Tu ne penses plus du tout que ta vie est pourrie. Que tu n'es rien. Que tu sers à rien.
Parce que là, t’es juste super fier qu’elle ait réagi pile comme ça.
Parce que là, t’as jamais été aussi content d’être son chef.